Même si certains s’inquiètent, compte tenu de la conjoncture actuelle, de l’avenir du luxe, Bernard Fornas directeur général de Cartier se montre, lui, plus que confiant. Voici quelques extraits de ses propos, recueillis par Sabine Delanglade dans un article paru dans l’Express du 13 avril dernier et intitulé « Le luxe a un avenir fabuleux ».
« […] il y a énormément de cash dans le monde. A Wall Street et à Londres, les bonus encaissés par les financiers ont battu tous les records. Il s’agit de milliards de dollars.
Qui sont ces nouveaux riches?
Ils sont asiatiques, russes, américains, et ils ont tous moins de 40 ans. Nos clients sont aussi de plus en plus souvent des femmes qui achètent pour elles-mêmes. En Chine, nous en voyons pousser la porte de nos boutiques, entrer seules, et dépenser 100 000 euros pour leur seul plaisir. Ce sont des achats d’impulsion, phénomène nouveau qui se dessinait à peine il y a cinq ans. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’une nouvelle économie. Mais, en tout cas, on peut parler d’une «nouvelle fortune».
Vos acheteurs viennent-ils pour compléter leur panoplie de milliardaire ou pour faire un investissement?
Ils achètent d’abord pour se faire plaisir, mais toujours avec l’idée d’investissement. Ils savent qu’ils acquièrent quelque chose qui, en cas de nécessité, ne perdra pas de valeur. Les records battus par des pièces signées Cartier dans les dernières ventes aux enchères en témoignent. […]
Pratiquez-vous la délocalisation?
Non. La joaillerie et l’horlogerie sont fabriquées exclusivement en France et en Suisse. En ce qui concerne nos accessoires comme notre ligne cadeaux, tous sont réalisés en Europe: les lunettes en France, les briquets en Suisse, les cuirs en Italie et en Espagne.
Peut-on parler d’un boom de la joaillerie?
Nos résultats sont excellents, meilleurs même que ceux de 2000-2001, qui furent pourtant de très belles années pour le luxe. Elles le furent surtout parce que le dollar et le yen étaient très forts, ce qui stimulait les achats des Américains et des Japonais. Aujourd’hui, au contraire, l’euro est fort et, malgré ce handicap, le succès est là , grâce à la créativité de nos produits et à notre force commerciale, ce qui est beaucoup plus sain.
C’est toute l’économie mondiale qui est euphorique?
Oui, je vous ai parlé de la Russie et de la Chine, mais nous avons également des résultats phénoménaux au Moyen-Orient, grâce au prix du pétrole. Seule l’Europe souffre. […]
Qu’entendez-vous par «collection de haute joaillerie»?
C’est tout le savoir-faire de Cartier qui s’exprime au travers de pièces uniques d’une valeur pouvant aller jusqu’à plusieurs millions d’euros, déterminée par le style et le nombre d’heures de travail qu’elles ont nécessité. Il est courant que ces pièces demandent entre mille et deux mille heures de travail à nos artisans. Une telle collection est aussi pour nous un engagement financier important. Imaginez ce que valent toutes ces pierres. Nous avons connu une fin d’année exceptionnelle en termes de créations avec Caresse d’orchidées à New York et, en décembre, la présentation de 13 parures uniques réalisées à l’occasion de la réouverture du 13, rue de la Paix. Ces 13 parures sont un hommage à la palette de styles Cartier, reconnaissables entre tous: comme le Tutti Frutti, par exemple, des pierres de couleur gravées, rubis, saphirs, émeraudes comme l’Art déco ou la Panthère. Pour ces pièces de 2, 3 ou 4 millions d’euros, des clients se sont battus, non pas physiquement, mais presque.
Et tout cela part comme des petits pains?
Dès le lendemain du lancement à New York, plusieurs colliers de 1 à 3 millions de dollars ont été vendus à la boutique de la 5e Avenue. Pour ce type de pièce unique, il faut savoir se décider très vite. Une cliente l’a appris à ses dépens! Elle voulait un collier mais elle a pris la nuit pour réfléchir. Le lendemain matin, il était vendu. Elle était désespérée… […]
Comment la valeur d’un objet peut-elle atteindre de tels sommets, inimaginables pour la très grande majorité des gens?
Le prix d’un bijou, c’est avant tout le savoir-faire et la qualité des pierres. Des rubis, des saphirs, des diamants, il y en a à tous les prix. Les habitudes culturelles comptent aussi: un Japonais «moyen» choisira le diamant de très haute qualité, même s’il ne peut s’en offrir qu’un très petit. Un Américain est plutôt sensible à l’apparence, au show-off, et préférera une plus grosse pierre, même si c’est au prix d’une moindre qualité.
On dit que vous avez vendu le seul Star of the South plus cher même que le coût de vos travaux de rénovation, soit environ 10 millions d’euros…
Vous plaisantez! Il est beaucoup plus cher que cela! C’est la rareté absolue, sans doute la sixième plus grosse pierre du monde! C’est une véritable légende. L’histoire raconte qu’au XIXe siècle ce diamant brut – de 245 carats aujourd’hui – a été découvert dans une mine brésilienne par une esclave qui, en échange de cette pierre, a été affranchie et a obtenu une pension à vie de son maître. Le diamant était dans nos coffres depuis quelques années…
Proposez-vous quand même des pièces plus abordables, à l’autre bout de l’échelle de prix?
Nous avons toujours des «produits d’initiation», ainsi des bagues Trinity et Love et des montres (Tank Solo) acier ou or et acier qui sont nos premiers prix, entre 700 et 2 000 €.
Quelle est la croissance de vos profits depuis trois ans?
Une croissance à deux chiffres, mais nous ne publions pas nos résultats.
Et celle de la haute joaillerie?
Je dirais de 25 à 30% par an. Et ce dans toutes les zones géographiques, à l’exception de l’Europe.
On dit que les marques représentent à peine 10% du marché mondial de la joaillerie.
A peine. Sur le marché mondial, qui pèse quelque 160 milliards de dollars, il y a vraiment de tout, mais sur le seul segment du luxe, soit environ 40 milliards de dollars, les marques ne comptent que pour 6 à 7 milliards. Autrement dit, si nous arrivons à convaincre nos clients du monde entier d’acheter des bijoux de marque, nous avons devant nous un avenir fabuleux. […]
On sait que ce secteur est particulièrement concerné par les contrefaçons. Comment y faites-vous face?
Nous avons été quasiment à l’origine de la lutte contre la contrefaçon. Souvenez-vous des rouleaux compresseurs qui écrasaient des millions de montres contrefaites devant les caméras de télévision. Eh bien, nous continuons à consacrer des budgets de plusieurs millions d’euros à cette lutte, principalement en Chine, où la contrefaçon s’est développée à toute allure et s’est pratiquement concentrée parce que la main-d’Å“uvre n’y est pas chère et que les Chinois sont d’excellents imitateurs.
Internet est-il aussi un outil pour vous?
Nous y avons des sites d’information (l’un d’eux vient d’ailleurs d’être primé), mais nous ne vendons pas nos produits sur Internet. Nous le ferons peut-être demain… Quand on voit ce qui se passe sur eBay, il est probable qu’un jour les systèmes commerciaux sur lesquels nous vivons changeront. Mais nous avons un important réseau de distribution mondiale: nos boutiques et les milliers d’horlogers-bijoutiers, parfumeurs et opticiens avec lesquels nous travaillons. Donc, pour l’instant, Internet n’est pas vraiment nécessaire. »
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